Sur la Puerta del Sol, autogestion et démocratie participative

Sur la Puerta del Sol, autogestion et démocratie participative

Depuis le 15 mai, ils se sont installés au centre névralgique de Madrid et leur mouvement ne fait que grandir. Au cri de « Democracia real YA ! » ils expriment leur ras le bol des politiciens, de leur gestion de la crise et du bipartisme. Des citoyens autoproclamés « indignés » par l’état actuel de la démocratie, sans parti ni syndicats. Qui sont-ils ? Reportage à la madrilène Puerta del Sol le weekend des élections régionales.

Madrid n’est pas sous son jour habituel. La circulation est arrêtée autour de Puerta del Sol et des groupes de gens assis en cercles remplissent les rues piétonnes. Une fois arrivés au kilomètre 0 [1], on est déjà certain de ne pas assister à une manifestation comme une autre. La place s’est transformée en un véritable village, dont les maisons faites de poteaux et de bâches, abritent des baffles, des plans, des pancartes, du matériel de bricolage… Mais le chaos n’est qu’apparent. Toutes les tâches sont reparties en commissions (Information, Logistique, Légal,…) et chacune a son atelier. Les menuisiers réparent les structures, les chargés de l’information mettent à jour le planning, ceux de la logistique préparent des sandwiches…Depuis le dimanche précédent, le fameux 15-M La « acampada Sol » ne cesse de s’agrandir sous le regard imperturbable de Carlos III et son cheval [2].

Pourtant cette concentration a été interdite par la Junta Electoral (Commission électorale espagnole) qui empêche toute manifestation la veille d’élection, au nom du principe de « journée de réflexion ». Mais l’interdiction ne fera rester personne à la maison.« Shhhh, on est en train de réfléchir » pouvait-on lire sur d’innombrables pancartes, ou encore « Je ne manifeste pas, je réfléchis avec des amis ». Le mouvement s’est engagé à ne pas faire d’allusions directes à des partis politiques pour pouvoir faire valoir leur droit de réunion. La commission légale veille à ce que l’on ne puisse rien leur reprocher d’un point de vue juridique.

Y a-t-il un groupe en particulier derrière ce mouvement ? Pas vraiment. Democracia Real Ya, nolesvotes [3], et 15M étaient des plateformes hétérogènes de citoyens qui, désenchantés par la politique actuelle et ses dérives, ont proposé de manifester une semaine avant les élections régionales. Et ce afin de rejeter en bloc plusieurs points clés : le bipartisme PSOE – PP favorisé par la loi électorale en vigueur, la gestion d’une crise « créée par les banques et payée par les citoyens », la forte présence de gens inculpés pour corruption dans les listes des principaux partis, un taux de chômage historique chez les jeunes… Le tout résumé en trois mots « No nos representan » (« Ils ne nous représentent pas »). C’est sous ce slogan et devant l’extraordinaire affluence de manifestants que la place a été prise. « Nous ne pouvons pas créer un groupe ou un parti parce qu’on perdrait l’essence du mouvement, explique Carlos, l’un des porte-parole du mouvement. Nous sommes un collectif non homogène et ouvert à tous. Il n’y a pas de leaders. C’est chaotique parce que c’est horizontal, mais c’est merveilleux parce que c’est horizontal  »

Les commissions ou comment ordonner le chaos

« Banquiers, politiciens. Voici la porte  », « Nous ne sommes pas anti-système. Le système est anti-nous  »… Pancartes, doléances et dessins tapissent chaque mètre carré, sur les échafaudages des bâtiments comme sur les volets des commerces. L’arrêt de métro Sol deviens Sol-ución, et Paz Vega, jusque là mannequin pour l’Oréal, devient malgré elle l’effigie d’un mouvement, non dépourvu d’ironie, qui a rebaptisé sa marque Democracia-réal.

Le soleil tape sur les bâches en milieu de journée, mais l’activité ne décroit pas. Alors que l’on propose aux passants de la crème solaire et de l’eau, une voix retentit dans les hauts parleurs. « S’il vous plaît, nous avons besoin de trois bénévoles à Alimentation 1 » entend-on , « et un menuisier pour réparer la structure au stand d’Information ». Sur une ardoise, les membres de la commission logistique définissent quels sont les besoins prioritaires. La liste est éclectique : bois, gants, nourriture sans gluten, cables, gaz, plaques solaires, peinture pour les enfants, seaux, ventilateurs…. Au micro, on fait état d’avancés étonnamment rapides « C’est bon pour le bois et les plaques solaires. Merci ! » Nourriture comme matériaux ont été offerts par des voisins ou particuliers. Les dons de livres et journaux ont même permis la création d’une bibliothèque.

Des petits groupes de discussion fleurissent partout sur la place. « Ce n’est pas une campagne de gauche. C’est le peuple uni. Voilà ce qu’ils craignent » peut on lire sur une affiche. Le refus du sauvetage des banques fait l’unanimité, au-delà des idéologies. Et pas uniquement parmi les jeunes. Mercedes, 66 ans et María, 58 viennent chaque jour : « Ce qui nous intéresse c’est l’implication du peuple, une démocratie dans laquelle on peut participer », explique Mercedes. Soudain, le bruit d’une sirène. La police ? Les applaudissements des campeurs viennent nier cette éventualité. Trois camions passent. « Ce sont les pompiers qui font leur tournée. Ils traversent tous les jours la place, sirènes allumées, explique Víctor, de l’Alimentation, pendant qu’il met quelques verres d’eau à disposition. C’est pas magnifique, qu’un service public nous montre si vivement son soutien  ? » Traverser la place devient difficile en période d’affluence. Mais même au cœur de la foule l’ambiance reste calme. L’inscription «  Nous sommes pacifiques, nous faisons preuve de civisme. Sans parti, sans logo, nous venons avec nos mots » s’avère exacte. Les membres de la commission Respect, n’ayant pas besoin de maintenir l’ordre, se chargent du balayage de la rue, et posent du scotch pour délimiter des zones de passage parmi les tentes.

Eduardo, journaliste, est venu en tant que citoyen avec sa fille Nadja, de 5 ans. « Je soutient à 100% les revendications. J’ai vu des licenciements chez des groupes qui continuaient à faire des bénéfices. Les abus des politiques sont également allés très loin. Il était temps que l’on réagisse ». Il est agréablement surpris par le niveau d’organisation du campement, où les enfants peuvent rester dans une zone de garderie avec jeux où l’on déconseille la prise de photos.

Les assemblées, échantillons de démocratie

A 18h, les assemblées commencent dans les petites places annexes à Sol. La parole tourne au même rythme que le mégaphone, mais il reste difficile d’entendre tout le monde. Du coup l’audience s’adapte : ici on n’applaudit pas, on ne hue pas. Pour accepter une proposition on lève les bras, pour la refuser on les croise. « Je n’avais jamais eu l’impression d’être un acteur de la société. Merci de rendre cela possible », partage un homme d’environ 40 ans. Un jeune irlandais est ému par l’ampleur du mouvement « Vous savez comment l’Irlande souffre des politiques d’austérité » Des mains de soutien se lèvent.

De nouveaux passants se joignent aux groupes de discussion. Un couple arrive, ils regardent l’assemblée les yeux ronds. «  Ils font quoi ces gens ici ? » lance une femme, la soixantaine. « Ils font la campagne électorale », répond son mari. « Rien de tout ça, monsieur, ici on propose des idées et on vote », précise une voix au bord du cercle d’assemblée – « Ah bon ? » – « shhhh, laissez écouter, svp ». Le soir, l’assemblée générale accueille bien plus de monde. Chaque prise de parole est traduite pour les sourds-muets. Les modérateurs rappellent l’importance de l’absence d’alcool. «  Ceci n’est pas un botellón [4] » rappelle une fille depuis le micro. En effet, les vendeurs de canettes de bière se promènent sans remarquable succès. Une femme dans la quarantaine prend la parole pour dénoncer la corruption « Il n’y a pas un parti politique qui a exclu les personnes inculpées des listes électorales  » . « Inditex (groupe d’entreprises textiles, dont la marque Zara, qui connaît un grand succès commercial, ndlr) nous propose de nous offrir des groupes électrogènes pour le campement  » lit le porte parole dans sa liste de propositions. « Quoi ? », s’exclame Toñi, mère de famille, «  il faudrait déjà qu’ils offrent des contrats décents à leurs employés !  ». L’offre sera refusée par vote de l’assemblée. Dorénavant ne seront acceptés que les dons venant de particuliers.

Une semaine de Yes We Camp

Les élections sont arrivées et le PP (Parti conservateur) a remporté presque toutes les régions, dont des fiefs du PSOE (Parti socialiste). Certains médias accusent le mouvement 15 M d’avoir poussé les électeurs de gauche à l’abstention. Les « indignés » ne feront pas de commentaires sur le résultat des élections. Ils déclareront qu’ils travaillent pour un changement au delà de cette échéance. A Puerta del Sol, pendant ce temps les ateliers et activités se poursuivent. Le soir venu, l’ambiance est plus calme «  Il y en a qui ont du partir pour travailler demain. Moi j’ai de la chance. Je suis retraitée », explique Raquel, 68 ans. Ancienne enseignante, aujourd’hui bénévole pour les sans papiers, elle était présente la nuit du 16 mai. C’est à partir de ce moment là que le mouvement a véritablement grandi. Un petit groupe s’est fait expulser violemment de la place par la police. Le lendemain, le nombre de manifestants avait triplé. « À un moment j’ai voulu faire une feinte pour récupérer les sacs des gens qui se faisaient arrêter, explique Raquel. Mais un policier a très bien compris mon geste, et m’a fait partir », raconte-t-elle tout en feuillettant la presse à la bibliothèque. Il est 3 heures du matin.

Une heure plus tard, les musiciens ont arrêté de jouer à la demande des riverains. Mais les prises de paroles continuent alors que la nuit avance. Javier, dans la vingtaine, partage ses espoirs pour la suite du mouvement « Si vous voulez un changement réel, participez maintenant, demande t-il. N’attendez pas qu’un leader vous dise ce qu’il faut penser ». Un autre jeune homme se confie : « Je suis espagnol, ma mère philippine, mon père camerounais. La police me contrôle une fois par mois. Aujourd’hui, tout change, on est unis comme des frères et sœurs ». L’émotion en gagne certains «  J’ai 29 ans et je viens de rentrer chez mes parents. Je me bouge mais je ne trouve ni bourse d’étude ni contrat de travail. On ne me propose que des jobs au black » témoigne un jeune l’air grave. « Ces jours ci sont les plus importants de ma vie. Il ne faut pas qu’on perde cet élan ». Mais petit à petit, la nuit impose son rythme. Certains dorment, d’autres papotent en groupes réduits. Et pendant ce temps, les pieds de tomate plantés tout autour de la fontaine en guise de potager, continuent de pousser…

Notes

[1] au centre de la place le « kilomètre 0 » était le carrefour symbolique de tous les anciens chemins de l’Espagne

[2] Roi d’Espagne (1716 – 1788) connu pour ses réformes à Madrid. Une statue équestre lui rend hommage

[3] « Ne votez pas pour eux », sujet de discussion sur twittter

[4] apéro géant

 

Reportage originairement publié sur Regards le 30 mai 2011